Au sens anglo-saxon, l’entreprise est un projet, une affaire aventureuse dont le résultat est loin d’être garanti. Elle a, par conséquent, vocation à réunir des acteurs partageant une même volonté pour mener le plus loin possible son aventure.

 

Pourtant, évoquant une entreprise, on penche plutôt pour une institution d’affaires solide et pérenne qui fonctionne suivant des règles bien établies : « Les actionnaires possèdent des parts sociales qui leur octroient des droits », AMF : droit des actionnaires. Il s’agit d’un droit aux bénéfices et un droit de vote à l’assemblée générale. L’entreprise est une personne morale dont les actifs ne font pas partie du patrimoine des actionnaires, exception faite des commerçants et des professions libérales.

 

Le lien entre l’actionnaire et le manager est établi par la voie du conseil d’administration et du directeur général que ce dernier nomme. Si la loi impose des modalités de désignation pour certaines formes de sociétés, elle en laisse libre d’autres, telles les SAS. Il arrive enfin que le Directeur Général soit aussi le Président du conseil d’administration, établissant la confusion entre l’actionnaire et manager ayant la haute main sur la direction de l’entreprise.

 

Dans la théorie de l’agence développée par Michael Jensen, le management de l’entreprise, l’agent, est chargé, grâce à ses compétences managériales, de valoriser les actifs de l’entreprise et de permettre à l’actionnaire d’exercer sont droit aux bénéfices.

 

La prépondérance de l’agent sur l’actionnaire a donné lieu à toute une série d’abus qui ont conduit au développement de la gouvernance d’entreprise ou corporate governance. Son objectif est de donner aux actionnaires et mandataires sociaux, les moyens de contrôler l’action des managers et de s’assurer que ceux-ci œuvrent bien à atteindre les objectifs de l’entreprise tout entière.

 

Dans ce contexte, quel sens peut-on donner à l’entreprise libérée ? Dans un article précédent [3], j’avais développé le thème de la volonté libérée du collaborateur lié à son corollaire, la responsabilité. La liberté du collaborateur s’exerce dès qu’il choisit de rejoindre l’entreprise, puis, dans le cadre de son contrat de travail, il est tenu de suivre les directives opérationnelles de son responsable hiérarchique.

 

Les entreprises libérées indiquent avoir mis en place une hiérarchie totalement horizontale au sein de laquelle les collaborateurs ne doivent pas attendre de directives, mais une inspiration de leaders qui les aident à mener les actions afin d’atteindre leurs objectifs et, par conséquent, les objectifs de l’entreprise.

Cela va à l’encontre des buts de la gouvernance d’entreprise qui veut rendre plus efficace la chaîne de commandement entre l’actionnaire et le collaborateur.

 

Les obstacles sont de plusieurs ordres. Le collaborateur n’encourt pas les mêmes risques que l’actionnaire dans l’aventure entreprise, la légitimité de ses décisions est par conséquent inférieure. Certains postes de l’entreprise, soumis à des risques opérationnels importants, doivent être davantage contrôlés que les autres et laissent peu de latitude d’exécution au collaborateur, ce sont les postes où la sécurité financière, juridique ou personnelle peuvent être en jeu.

 

Ainsi seuls certains métiers basés sur la valorisation d’une expertise, ceux que Peter Drucker [1] nomme les travailleurs du savoir, seraient éligibles à cette nouvelle forme d’organisation, encore qu’il paraisse difficile d’adopter un type d’organisation spécifique par métier. L’entreprise libérée serait donc un modèle d’organisation plus adaptée aux entreprises qui vendent, avant tout, du savoir.

 

Ces entreprises ont généralement adopté des dispositions qui permettent à un collaborateur de devenir actionnaire et de participer avec une plus grande légitimité à la conduite de l’entreprise. Ce sont traditionnellement les entreprises de conseil, les entreprises de publicité, les cabinets juridiques et techniques,…

 

Si intéresser les collaborateurs à l’évolution de l’entreprise paraît être un préalable à sa libération, telle que la présente Isaac Getz [2], cela ne suffit pas. Il faut qu’une solide chaîne de confiance soit établie entre l’actionnaire et le collaborateur, l’un étant assuré que la volonté libre et responsable du collaborateur est bonne pour l’entreprise, l’autre étant assuré que l’actionnaire partage ses valeurs dans le temps et le soutient dans ses projets. A l’extrême, ce modèle peut prendre une forme holacratique.

 

En France, des modèles d’organisation inspirés de l’entreprise libérée ont été adoptés par Decathlon, Auchan, Kiabi, Airbus, Orangina Schweppes, Michelin, la MAIF, IMATech, Biose, AxaBanque. Ces entreprises ont pris modèle sur les start-up américaines et celles de la Frenchtech, et ont instauré un mode de management basé sur des projets.

 

En effet, les start-up sont, en quelque sorte, des projets privés auxquels sont intéressés les collaborateurs proportionnellement à leur contribution. Certaines d’entre elles, après être sorties du stade de démarrage et avoir atteint une taille enviable, ont conservé ce modèle en mode managérial. Au lieu d’engendrer une bureaucratie, comme toute entreprise classique, elles se sont développées en clonant leur modèle originel, telles les cellules d’un même organisme. Elles se sont constituées en collection de projets qui, pour certains, réussissent et font à leur tour des clones, tandis que d’autres échouent et disparaissent. La bureaucratie – gestion des ressources humaines, gestion financière, et autre fonction d’administration d’entreprise – est séparée, vue comme comme un ensemble de services externes à l’entreprise-organisme. C’est notamment le cas de facebook[4]. Amazon, pour sa part, s’est inventé comme une plate-forme qui inclut les opérationnels, et que des managers, travailleurs du savoir, programment[5].

 

Une fois les obstacles organisationnels levés, il reste l’obstacle de la culture de travail. Si la culture business anglo-saxonne s’est construite sur l’éthique protestante [6] basée en grande partie sur la responsabilité individuelle, celle des pays latins espère le leader comme un messie capable d’endosser les erreurs de ses disciples. Ce mécanisme est bien décrit par René Girard [7].

 

La génération Z, née de la mondialisation, soucieuse des valeurs et de l’impact de ses activités sur la planète, a une relation à la responsabilité moins doctrinaire, beaucoup plus proche de celle des anglo-saxons. Certains refusent de travailler pour des entreprises dont les activités ne répondent pas à leurs exigences éthiques, d’autres recherchent leur liberté dans les start-up en lieu et place de carrières prometteuses dans les grands groupes. C’est cette génération entreprenante et responsable qui surement libérera les activités du savoir dans les entreprises.

 

Le modèle de l’entreprise libérée sera-t-il le modèle de l’entreprise digitale à la française ? L’enjeu du soutien de la dynamique d’innovation par l’état, est, de manière virale, d’insuffler la transformation digitale dans dans les grands groupes français qui tiennent la corde du CAC40. Ces groupes sont des monuments de bureaucratie. Bien qu’ils lancent des initiatives fortes, comme BNParibas ou AXA, ils font face à de formidables difficultés. La propagation virale, par la base, grâce à la French Tech permettra-t-elle d’accélérer un phénomène qui, en tout état de cause, sera porté par la génération qui vient ? En tous cas, ces groupes sont déjà à la peine pour continuer à attirer les meilleurs talents de leur secteur qui fuient vers les start-up.

 

En vérité, l’entreprise digitale du futur existe déjà, c’est un incubateur géant de projets à l’image d’Amazon. L’actionnaire assurera les financements et les collaborateurs, travailleurs du savoir, mèneront et réaliseront les projets. Pour que cela fonctionne, il faut préalablement une adhésion à des valeurs communes, à une vision partagée de projet de société, tout cela dans un cadre de diversité culturelle et religieuse, car les volontés libérées doivent s’exercer dans la même direction. Puis, la collaboration doit être érigée en vertu princeps, chacun devant contribuer à plusieurs projets avec des engagements différents pour éviter certaines dérives autocratiques, contre-productives.

 

Grâce à la culture de la collaboration, l’esprit de compétition entre les projets pourra régner sans dommage, sans qu’il n’y ait de perdants ni de gagnants, ou presque, car chacun participera à des réussites et à des échecs. Au contraire, celui qui ne contribue qu’à des réussites sera taxé de trop de prudence, de manque d’ambition, de timidité, celui qui ne contribue qu’à des échecs sera vu comme trop ambitieux, la seule exigence étant d’être attractif pour les autres et d’être accepté dans les projets.

 

C’est l’atteinte du bon équilibre entre collaboration et compétition qui permettra de vaincre les obstacles et de transformer, non seulement l’entreprise, mais la société tout entière.

 

@capirossij

[1] DRUCKER, Peter. L’Avenir du management: Réflexions pour l’action. Paris: PEARSON VILLAGE MONDIAL, 2010.

[2] Getz, Isaac, and Brian Carney. Liberté & cie : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises. Translated by Odile Demange. Flammarion, 2016.

[3] Le XXIème siècle sera-t-il pour les entreprise un siècle de crises ?

[4] Slideshare – Facebook organisation – 2015

[5] Mechanize Your Hiring Process to Make Better Decisions

[6] Weber, Max. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Translated by Jacques Chavy. Paris: Pocket, 1991.

[7] Girard, René. Le Bouc émissaire. Paris: Le Livre de Poche, 1986.

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