Imprimé sur les pièces grecques de 2 euros, et sur les billets de 5 et 20 euros, le visage de la princesse Europe garnit les poches de tous les Européens. Ceux qui ignorent encore l’épisode mythologique de la fondation d’une Europe détachée de l’Asie, n’ont eu d’attention que pour la valeur du papier qu’ils ont donné en échange de leurs achats. Cet événement dont le but était de marquer la discontinuité entre une Grèce ancrée à l’Ouest, en deçà de l’Hellespont, et un empire Perse qui dominait le Levant, en établit, au contraire, la continuité.
La plus ancienne représentation de l’enlèvement d’Europe se trouve sur une métope de l’Acropole de Sélinonte (temple Y). « La fille du roi de Tyr ou de Sidon fut enlevée par Zeus métamorphosé en taureau et emmenée en Occident, plus précisément en Crète, où le Dieu s’unit à elle et donna naissance à une progéniture masculine de sang royal (cf. Hésiode, Fragments).» Si l’Occident d’alors est le monde grec, le mythe évoque la puissance de l’Orient venu ensemencer les côtes du Péloponnèse. Le frère d’Europe, Cadmos, parcourut la Grèce à la recherche de sa soeur et, chemin faisant, fonda Thèbes et engendra la première dynastie des rois.
L’idée de la continuité est confirmée par l’Histoire. Au IXème siècle av. J.-C, la prospérité des villes phéniciennes qui commerçaient en Méditerranée, aiguisait l’appétit des puissances continentales, les Assyriens, puis, plus tard, les Babyloniens et enfin les Perses. Tyr était alors à son apogée. Habituellement ces villes contenaient les appétits extérieurs grâce à l’argent. Une fois la pression devenue trop forte, elle déclencha une vague de migration sans précédent vers les comptoirs commerciaux de l’ouest, c’est à cette occasion que fut fondée Carthage. On peut légitimement faire l’hypothèse que le mythe d’Europe ait été tiré d’un mythe phénicien, portant le souvenir de cet arrachement.
Plus tard, aux débuts de notre ère, la route que suivit Paul et qui mena le christianisme à l’universalisme passa par Sidon, Tyr, Antioche, Damas et Byzance. Le centre de l’Europe obstinément Méditerranéen rayonnait depuis son berceau mythique et répandait à l’Ouest les semences de la modernité. L’avènement de Constantin, en 324, et le choc du sac de Rome par Alaric, en 410 après JC, ont imprimé un tournant qui a brisé la Méditerranée en deux parties, un Occident affaibli et un puissant Orient.
Pendant que se développaient les querelles religieuses sur la nature humaine et divine du Christ qui aboutirent en 1054 au Grand Schisme, l’expansion arabe, longuement infusée dans le chaudron de l’aversion pour une Byzance trop dominatrice, conquit une Méditerranée prête à s’affranchir. Le coeur de l’Europe était définitivement séparé son berceau.
Cette situation intenable trouva une issue dès 1091 dès la Ière Croisade, au cours de laquelle furent créés les Etats Latins d’Orient qui perdurèrent jusqu’au XIIIème siècle, puis passèrent sous domination Ottomane. La montagne du Grand Liban qui surplombe Tyr et Sidon fut le refuge des dissidents, les chrétiens maronites qui refusent la double nature du Christ, les Druzes ismaéliens hétérodoxes et diverses communautés religieuses minoritaires. L’identité Libanaise s’est forgée dans cette dissidence qui a cimenté, pendant des centaines d’années, dans une même histoire, une diversité de peuples.
On ne peut que constater, de conserve avec Arnold Toynbee, que cette histoire commune, pavée de conflits comme de périodes d’entente profonde, a permis la survivance de groupes religieux qui auraient autrement, disparus, submergés par les orthodoxies dominantes. Cette longue survivance a scellé, pour toujours, leur alliance.
L’échec de l’émir Bachir Chehab II en 1840 et la reprise en main de l’empire Ottoman qui a rattaché le Liban à la Syrie a été une erreur. L’intervention française de 1860 mis fin a cette dépendance et restaura l’autonomie du Liban. Après la guerre de 14-18 et à la suite des accords secrets de Sykes-Picot entre la France et la Grande-Bretagne, le Liban fut placé dans la zone d’influence française. Cela aboutit à la création de l’état du Grand-Liban et à son indépendance après 1943. Bien que guidée par des considérations politiques, la France avait aussi saisi le caractère du peuple Libanais qui, à cette occasion, avait renforcé plus qu’un attachement, une admiration pour une nation était naît, comme lui, dans une dissidence contre l’absolutisme monarchique.
De par son génotype, le peuple libanais ne peut durablement accepter d’être assujetti à quelconque puissance régionale, fusse-t-elle iranienne ou saoudienne, à moins qu’il ne se résigne à disparaître. La situation actuelle d’hégémonie militaire du Hezbollah menace d’anéantir l’essence de l’identité Libanaise.
Le Liban s’est construit entre l’Europe et l’Orient, c’est véritablement, un médiateur, un pont humain, culturel et religieux entre des européens, des français, et des peuples arabes divers qui ne se réduisent pas aux grands blocs chiites, sunnites qui s’affrontent pour dominer la région, appuyés par les grandes puissances économiques de la planéte.
Il faut aider, préserver le Liban, car il est une partie d’Europe en Orient, il fait partie de ces entre-deux, ces passerelles, espérées, primordiales, indispensables, identifiées par François Jullien, pour que se réalise la véritable universalité des idées, des peuples et des hommes. Il possède les solutions humaines pour vivre la diversité des cultures et des croyances, en même temps qu’il aspire à fonder les solutions politiques.
Une situation de crise est une chance de changement, l’Europe comme la France doivent la saisir.