L’Europe est une mosaïque de territoires, assemblés par des frontières découpées comme la solution d’un puzzle humain complexe. Depuis la nuit des temps, pour exister et devenir une nation sur la scène internationale, les peuples doivent être associés à un territoire. L’histoire des hommes a façonné les pays autant qu’ils les ont façonnés. Ce lien politique fort entre la terre et l’humanité est aujourd’hui remis en cause par la fonction nourricière du territoire, l’angle géographique, qui, depuis 30 ans, se désagrège.
La question de l’aménagement du territoire en France, ou celle de la répartition équilibrée des richesses entre les nations européennes, pose les mêmes problèmes à une autre échelle. Comment réorganiser le lien entre politique et géographie, en se soumettant au principe du réel, qui exclut que l’un prime sur l’autre ?
En 2018, l’agriculture représente 1,6% du PIB européen, la construction 5,4% et l’industrie 19,6% (source : rapport Eurostat). La part des services (73,4 %) montre que l’essentiel de l’activité économique est immatériel, détaché des territoires. L’évolution de l’industrie vers ce que l’on appelle l’industrie 4.0, suit la même tendance. Le lien nourricier entre les personnes et leurs territoires a évolué radicalement.
Historiquement, les territoires ont fourni l’énergie et les matières premières que les humains ont utilisées pour produire les biens qu’ils consomment ou échangent. Les liens politiques et géographiques des sociétés avec leurs territoires se sont confondus. C’est la confusion de ces liens qui a conduit à la colonisation. La décolonisation, après la Seconde Guerre mondiale, a été un symptôme de l’altération de ce lien. Le territoire définissait l’exercice de la souveraineté au sens des trois traités de Wesphalie, mais était détaché des activités économiques, qui produisaient des richesses. Comme la richesse immatérielle pouvait être produite partout, cela a marqué le début de la mondialisation.
La mondialisation a déclenché les tendances à la spécialisation économique des territoires, modelées par Ricardo. Certains territoires sont devenus des champions mondiaux, comme la Silicon Valley, d’autres des champions nationaux ou régionaux, tandis que d’autres encore n’ont pas pu trouver un domaine de spécialisation qui leur permettrait d’exister économiquement. Ces derniers sont les perdants de la mondialisation, qui est tout le problème de l’aménagement du territoire. D’autre part, comme l’économie est de plus en plus immatérielle, la répartition des champions change au fil du temps, certains sont moins intéressants, tandis que de nouveaux apparaissent.
La spécialisation économique crée une hiérarchie mondiale qui sous-tend la géoéconomie et exclut certaines régions des circuits de la richesse. Un champion mondial ou national, mobilise des sous-traitants souvent situés dans d’autres pays, précisément spécialisés dans la sous-traitance. En contrepartie, il vend les biens et services qu’il produit aux pays qui lui sous-traitent. En outre, il draine les flux de capitaux pour lesquels il choisit les sous-traitants qui doivent en bénéficier, ce qui crée une double dépendance qui est loin d’être équilibrée, surtout lorsque les revenus du pays sous-traitant proviennent en grande partie du pays qui accueille les champions. C’est pour ces raisons, par exemple, que les négociations de l’accord du RCEP ont établi la suprématie économique de la Chine sur la région asiatique. Les mêmes raisons expliquent la suprématie politique des États-Unis, sur des entreprises comme l’Iran, où l’Europe a dû se plier au diktat économique américain.
Le tourisme est un autre exemple de dépendance économique entre pays ou zones, si l’on considère ce secteur comme une sous-traitance de services pour le bien-être des populations vivant dans des pays ou zones économiquement riches.
Dans ce paysage, les Etats cherchent à collecter des taxes pour financer leurs activités régaliennes d’une part et d’autre part pour amortir les effets négatifs de ces phénomènes sur les populations de certaines régions. Cela est évidemment plus difficile lorsqu’il s’agit de flux économiques intangibles. Les discussions sur la taxation du GAFAM en sont un bon exemple.
Au-delà de la question du recouvrement de l’impôt, il y a la question de l’utilisation des fonds publics. Les États doivent-ils les utiliser pour favoriser leurs champions et accroître leur suprématie économique, ou pour aider les régions exclues ou très arriérées ?
C’est une véritable question si l’on considère que l’exclusion ou le retard économique ne sont pas dus à un manque de moyens financiers, mais à l’absence d’un contexte humain, financier, technologique approprié. Tout un écosystème doit être créé, et cela prend des décennies. La Chine a mis plus de 50 ans à se transformer et elle reste le sous-traitant des économies occidentales. Sa puissance économique s’est d’abord construite sur sa taille et s’exerce d’abord sur la région asiatique.
Comme les relations de dépendance économique ont tendance à s’intensifier plutôt qu’à s’estomper, l’économie est devenue un instrument politique. Par exemple, au sein de l’Union européenne, les différences de PIB par habitant ont augmenté entre les pays du Nord et les pays du Sud et de l’Est, et sont restées stables entre les pays du Sud et de l’Est.
Dans les pays du Nord, les prix des actifs sont élevés et les taux d’intérêt sont bas. Ils sont inondés d’argent bon marché qu’ils investissent en partie dans les pays du Sud et de l’Est, avec des rendements élevés. L’Union européenne est divisée entre la nécessité d’accueillir des champions mondiaux qui attirent les flux de capitaux et les compétences, et le devoir d’établir une dynamique de convergence entre les économies de ses pays membres. La zone euro est une première tentative dans ce sens, sauf que les entreprises des pays du Sud, comme la Grèce, lèvent des fonds obligataires à plus de 2%, alors que celles du Nord offrent des taux autour de 1%, donc deux fois le même prix de l’argent.
Les pays du Sud et de l’Est dont l’écart de richesse médian reste constant ne sont pas à proprement parler les perdants de la mondialisation, ils n’en sont pas les leaders. Mais avec de tels écarts, ressentis comme des inégalités, comment construire un projet politique commun comme l’Europe ?
Malgré les mécanismes de redistribution intra-européens, nous constatons que la convergence économique n’est pas au rendez-vous, et l’on craint qu’il y ait toujours un écart de richesse important entre les pays de l’Union européenne. Dans ces conditions, comment un citoyen d’un pays de l’Est ou du Sud peut-il espérer avoir accès au même niveau de qualité pour les services de base, tels que la santé, la culture ou l’éducation, qu’un citoyen du Nord de l’Europe ?
Le même phénomène se produit à l’intérieur des pays, les écarts de richesse entre les régions s’élargissent inexorablement : en Italie et en Espagne, entre le nord et le sud, en France entre les territoires délaissés et les riches agglomérations, etc… Les tensions conduisent à des aspirations séparatistes ou au renversement d’un Etat trop septentrional : La Catalogne, la Ligue du Nord, les vestes jaunes.
Pour construire véritablement une Europe des peuples, l’Union européenne doit se charger de la santé, de la culture et de l’éducation, afin que chaque citoyen de n’importe quel pays puisse s’intégrer et faire partie de cette formidable communauté de destin. C’est le prochain grand abandon de souveraineté qui doit être fait, non pas sous la forme d’un traité entre États qui négocierait leur financement, mais sous la forme d’un domaine de compétence européenne pour lequel l’Europe aura le pouvoir de lever des impôts.
Sans le renforcement du lien entre les citoyens européens, les écarts de richesse et les inégalités économiques saperont les fondements que les pères de l’Europe ont légués à un avenir qui est devenu notre présent. Brexit est un avant-goût de ce phénomène qui est déjà à l’œuvre.