Quelles crises ?
Chacun sait qu’une crise appelle une décision urgente, c’est d’ailleurs le sens du grec « krenein », à l’origine du mot tel qu’on le trouve dans les diverses langues occidentales. Ainsi, les démocraties de cette région du monde sont en crise car elles se révèlent incapables de décider. Cela interpelle directement les élites, politiques, économiques, culturelles, sociales. La crise des démocraties apparaît donc comme une crise des élites, si bien que les citoyens se considèrent mal conduits par elles et ne s’empressent plus pour les élire, tandis qu’elles s’entredéchirent en jouant sur les peurs d’une base électorale qui joue la peau de chagrin.
Quelles élites ?
D’ailleurs, dans une acceptation plus large, on peut considérer que l’on est toujours l’élite de quelqu’un, d’abord de ses enfants qui, avant un certain âge, ne souhaitent que de ressembler à leurs parents, mais aussi dans le champ [1] professionnel, lorsque des collaborateurs prennent exemple sur leur manager, comme dans le champ culturel, où des amis ou des relations, envient l’ampleur du savoir d’un de leurs amis. De proche en proche, cette relation d’élitisme remonte jusqu’au niveau les plus élevés de la pyramide sociale, et focalise des pans entiers de population sur des persona qui ont enfilé le costume de modèles sociaux. Ces persona ne sont pas limitées aux incarnations de l’époque présente, les personnages qui ont laissé une marque dans l’Histoire, sont une source à ne pas négliger, notamment l’époque classique regorge de modèles seyants aux conservateurs de tout poil.
Cette dynamique complexe qui joue du haut vers le bas détermine des phénomènes visibles qui touchent largement les sociétés. On peut citer comme exemples, le nombre de véhicules SUV dans les rues, le nombre de lotissements de maisons individuelles, les codes vestimentaires, les expressions de langage, des attitudes face à des situations sociales, des codes de conduite. Cette similarité pourrait faire croire à une unicité de façade qui en réalité n’existe pas. René Girard [2] nommait cela le désir mimétique et il expliquait qu’il était souvent la cause de graves conflits sociétaux.
En effet, si tout un chacun souhaite progresser dans l’échelle de l’élitisme, il n’en possède pas souvent les leviers, et cela dans tous les champs sociaux, qu’ils soient politiques, économiques, culturelles, intellectuels ou artistiques. Il choisit et endosse les persona qui lui semblent le mieux correspondre à ce qu’il veut projeter de lui-même aux différents membres des champs sociaux auxquels il appartient.
Quelles perspectives ?
Lorsque les élites se déchirent comme aujourd’hui et qu’elles ne renouvellent pas les persona, les citoyens se retrouvent avec des modèles sociaux inadaptés pour faire des choix cohérents de comportement sociaux avec les situations qu’ils traversent. Ils subissent même des injonctions contradictoires de la part des divers champs sociaux dans lesquels ils sont inscrits. Ce malaise est une cause majeure de la défiance des citoyens envers leurs élites, dont une des expressions dans le champ politique est le manque d’empressement à les réélire, ou bien la volonté de reprendre la main par la démocratie directe qui n’est pas sans danger. Il explique également la séduction opérée par les sirènes du populisme qui en ânonnant « le peuple, par le peuple, pour le peuple » masque en réalité une demande de blanc-seing qui autorise la dictature.
A la fin du siècle dernier, les grands systèmes idéologiques se sont effondrés et ont emporté avec eux davantage de choses qu’on ne croit, et notamment une d’importance, l’espoir. Les persona qu’ils ont laissées sont dépassées. Il revient aux élites d’en créer de nouvelles, plus adaptées aux contextes sociaux, économiques, politiques et culturels afin que les citoyens sortent de la confusion qui les mine.
[1] Pierre Bourdieu, « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975. », Actes de la recherche en sciences sociales, n°200, 2013.
[2] La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1972. (ISBN 2-01-278897-1)